L’épuisement (un orage) (Christian Bobin)

Christian bobin L'épuisement

LITTERATURE


Christian Bobin, L’épuisement, Le temps qu’il fait 1994, p. 16-18.

Non, L’épuisement (un orage) n’est pas un traité sur la fatigue chronique ou le surmenage professionnel. C’est un petit recueil plein de mangifiques réflexions poétiques sur la vie et ses richesses – l’enfance, les rencontres, l’amour, la solitude, l’écriture. C’est le journalise et écrivain Souhaib Ayoub qui m’a conseillé sa lecture. 

Pourquoi ce titre alors ? 

Christian Bobin ne fait qu’une seule fois référence à l’épuisement :

« Dans [ce livre], il s’agit bien d’un épuisement et donc de l’avènement d’une présence : toute vraie présence est épuisante. Ce que dit la Bible dans sa langue orageuse – que nul ne peut voir Dieu sans aussitôt mourir – je pourrais le dire dans une langue plus triviale mais tout aussi certaine : aucune vraie rencontre ne peut se faire sans aussitôt nous défaire. » (p. 20)

L’épuisement, donc, comme le fait d’être transformé par une rencontre. Par un événement de la vie qui nous fait mourir et renaître à nous-mêmes.

« Un événement dans la vie c’est une maison avec trois portes séparées – mourir, aimer, naître. On ne peut y entrer qu’en franchissant les trois portes simultanément, dans le même temps. C’est impossible et cela arrive. » (p. 10)

Et l’orage, sous-titre du livre ?

Là aussi, une seule référence :

« Ce livre ressemble de plus en plus à ce que ma mère me disait en me voyant sortir, mal coiffé : tu ressembles à l’orage. » (p. 48)

L’orage, donc, comme quelque chose intensément désordonnée, indisciplinée. 

Alors oui, ce livre est un véritable orage. Affranchi de toute structure, il souffle sur tout ce qui compose le tumulte de la vie. Il ne peut être résumé, il ne peut qu’être lu.   

« Lire c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre. » (p. 95)

Voici un florilège de paroles de Bobin dans lesquelles j’ai particulièrement ressenti cette épreuve de moi-même.

De la vie

« Vivre c’est ne pas encore avoir décidé du sens de sa vie, pas plus que de la forme achevée d’une phrase, essayer, risquer, recommencer, raturer, aller ici en même temps que là-bas. » (p. 83)

« La vie n’est jamais si forte que lorsqu’elle est empêchée dans une de ses voies. Elle file, limpide, par l’issue qui lui reste. » 

« On ne fait pas plus sa place qu’on ne fait sa vie : on trouve l’une et l’autre, et le sentiment de cette trouvaille inespérée c’est la joie même. » (p. 89)

« Quand on lit Shakespeare ou quand on contemple une couleur dans le ciel, c’est toujours avec l’espérance d’y trouver notre vrai visage. Quand on tombe amoureux c’est pareil, sauf que là on est au plus près de découvrir enfin la pureté de nos traits, là, sur le visage d’un autre. » (p. 92)

De l’enfance 

« Le mort en nous c’est le maître, celui qui sait. Le vif en nous c’est l’enfant, celui qui aime, qui joue à aimer. » (p. 14)

« Nous ne ferons jamais assez confiance à cette enfance en nous. Là où les mots font défaut, elle parle. Là où nous ne savons plus, elle tranche. » (p. 25)

« Je crois que l’enfance est pour beaucoup dans ces refus dont nous ressentons la nécessité sans savoir les justifier. Je crois qu’il n’y a qu’elle à écouter. » (p. 27)

« Qui a vu un petit enfant éclater de rire a tout vu de cette vie et de l’autre. » (p. 88)

« Je m’appuie sur mes deux premières années sur terre. Je n’en ai pas fait le deuil. Je n’en ferai jamais le deuil. Quand je mourrai, j’aurai deux ans, pas plus. » (p. 76)

De l’adolescence

« L’adolescence est un temps où on est sans visage clair. L’ancien visage princier d’enfance est fané, du moins on croit qu’il est fané et ça revient au même. Le nouveau visage, celui de l’homme ou de la femme qu’on sera, n’est pas encore disponible, et on n’est pas sûr d’en vouloir. » (p. 91)

De la rencontre

« Aucune vraie rencontre ne peut se faire sans aussitôt nous défaire. Aucune rencontre hors de l’amour, aucun amour qui ne commence par nous tuer. » (p. 20)

De l’amour

« L’amour c’est quand quelqu’un vous ramène à la maison, quand l’âme revient au corps, épuisée par des années d’absence. » (p. 18)

« L’amour n’es tpas un sentiment. Tous nos sentiments sont imaginaires et, si profonds soient-ils, nous n’y rencontrons que nous-mêmes c’est-à-dire personne. L’amrou n’est rien de sentimental. L’amour est la substance épurée du réel, son atome le plus dur. L’amour est le réel désencombré de nos amours imaginaires. » (p. 31)

« Ceux que j’aime, je ne leur demande rien. Ceux que j’aime, je ne leur demande que d’être libres de moi et ne jamais me rendre compte de ce qu’ils font ou de ce qu’ils ne font pas, et, bien sûr, de ne jamais exiger une telle chose de moi. L’amour ne va qu’avec la liberté. La liberté ne va qu’avec l’amour. » (p. 116)

« C’est le droit élémentaire de ceux que j’aime de me quitter sans aucune explication, sans raisonner leur départ, sans prétendre l’adoucir par des raisons qui seront toujours fausses. » (p. 115)

De la solitude

« Ce qui fait le désespoir de tant de couples c’est un irrespect de la solitude native de l’autre. » (p. 21)

« J’ai toujours craint ceux qui ne supportent pas d’être seuls et demandent au couple, au travail, à l’amitié voire, même au diable ce que ni le couple, ni le travail, ni l’amitié ni le diable ne peuvent donner : une protection contre soi-même, une assurance de ne jamais avoir affaire à la vérité solitaire de sa propre vie. Ces gens-là sont infréquentables. Leur incapacité d’être seuls fait d’eux les personnes les plus seules au monde. » (p. 29)

« Nous sommes moins seuls que nous l’imaginons. Nous sommes si peu seuls qu’un des vrais problèmes de cette vie est de trouver notre place dans les présences environnantes. » (p. 89)

« Personne n’est plus relié au monde que moi dans ces jours où ma porte ne s’ouvre pas. Personne n’écrit plus que moi dans ces heures où je n’écris rien. » (p. 116)

Du travail

« Le chômage n’est pas l’absence de travail mais sa présence soudain trop grande, le règne sans contrepoids du travail fou, de l’idée maladive qu’il faut travailler pour avoir le droit de vivre. Personne n’est soumis à la tyrannie du travail plus qu’un chômeur. » (p. 37)

« L’enfant de deux ou trois ans ne veut exercer aucun métier. Il ne sait pas ce que c’est, un métier. II ne veut profondément, foncièrement, qu’être rien, c’est-à-dire tout. » (p. 73)

« Pour moi, avoir un métier, c’était ça : se rendre au bureau le plus tardivement possible. Le contraire c’était l’amour. On arrive en avance à un rendez-vous amoureux, on s’y prépare pendant des siècles et on n’en dort pas la veille. » (p. 76)

De la lecture

« Lire pour se cultiver, c’est l’horreur. Lire pour rassembler son âme dans la perspective d’un nouvel élan, c’est la merveille. » (p. 87)

« Lire c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre, faire venir de l’encre par voie de sang jusqu’au fond de l’âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu’on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. » (p. 95)

De l’écriture

« Je n’ai plus peur des loups, je sais mieux que le feu pour les éloigner, je sais des mots sur la page blanche. » (p. 78)

« On écrit parce qu’on a une maladie de peau, parce qu’on s’aperçoit qu’on est venu au monde sans peau et que le plus léger contact entraîne des résonances du songe et brûle un nerf obscur. » (p. 80)

Des mots 

« On peut reconnaître quelqu’un à la nature des mots qu’il mange. J’ai toujours vu les gens des milieux culturels, à quelques exceptions bienheureuses près, comme des personnes qui ne se nourrissaient plus que des noms propres, quand ces noms avaient atteint une certaine maturité de gloire. » (p. 94)

Du soleil et de la pluie

« Le soleil fait appel en moi au courage. Le beau temps est un temps qui me dit : voilà, tout est bleu et limpide, j’ai fait mon travail, à toi de jouer. La pluie, à l’inverse, me délivre de tout projet, elle me dit : il te suffit d’être là et de me contempler, je m’occupe du reste, je danse, je pleure, je brille et j’écris à ta place. » (p. 18)

Du oui et du non

« Il me semble que nous ne disposons dans la vie que d’une quantité limitée de ‘oui ‘ et qu’il nous faut, avant de les délivrer, les protéger par une quantité illimitée de ‘non’. » (p. 26)

De la paternité

« C’est donc ça la paternité, c’est donc aussi simple et mystérieux que ça : servir ce qui arrive sans prétendre en être le maître, n’être qu’un intermédiaire entre l’enfant et l’invisible, rien de plus qu’un intermédiaire. » (p. 24)

« Ce que je tiens de mes parents, je le tiens de la contemplation du mouvement de leur vie. La plénitude silencieuse de mon père fumant une cigarette dans le retrait d’une cuisine m’a plus informé sur la vie que toutes morales sonores. » (p. 28)

De l’âme

« L’âme a, autant que le corps, besoin de respirer et de manger. La respiration de l’âme c’est la beauté, l’amour, la douceur, le silence, la solitude. La respiration de l’âme c’est la bonté. Et la parole. » (p. 93)

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