Les Nuits d’amour sont transparentes (Denis Podalydès)

Denis Podalydès, Les nuits d'amour sont transparentes - Pendant La Nuit des rois

THEATRE


Ce livre est un journal tenu par l’acteur Denis Podalydès durant les répétitions de La Nuit des rois de William Shakespeare, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier créée à la Comédie française en septembre 2018.

Des exercices

Denis Podalydès décrit certains exercices que Thomas Ostermeier a fait avec les acteurs durant le travail de répétition.

Les bâtons

Thomas distribue à tous des bâtons. Il faut les faire tenir en équilibre sur le bout du doigt. La méthode: regarder l’extrémité haute et fléchir les genoux. ça marche. Nous allons par paire, en nous tenant la main. L’un guide, l’autre suit. (…) Et par-dessus, on échange quelques répliques de nos rôles. Concentrés sur l’extrémité du bâton, nous vidons la phrase de tout contenu, on l’expulse. Le texte à dire n’est pas l’objet de notre concentration.

p. 71.

Les clins d’oeil

Nous sommes en cercle. Stéphane cligne de l’oeil en direction de Christophe, qui reçoit et acquiesce. Aussitôt celui-ci adresse le même signe à Georgia. Pendant qu’elle reçoit le signe et acquiesce à son tour, Stéphane vient occuper la place de Christophe. Celui-ci vient ensuite se substituer à Georgia, qui cligne de l’oeil vers Anna, qui fait signe à Laurent, etc. Ballet de clins d’oeil démultipliés, d’approbation du menton, et de déplacements en tous sens. (…) Sur cet exercice se superpose un second: il faut dire les répliques d’une scène, en suivant les règles du premier exercice (…) On se trompe, on perd le fil, (…) on rit de plus en plus (…). Cette gaité croissante est partie même de l’exercice d’ensemble. La détente progressive, l’absence de sérieux, la légèreté préparent la comédie. D’abord le climat, l’atmosphère, les conditions.

p. 72 s.

Tu es ceci/Non je ne suis pas cela

Vous vous observez mutuellement; vous devez percevoir l’état de votre partenaire, sentir exactement sa présence, vous interroger sur lui. Vous posez une seule question. Celui qui répond nie. Le premier insiste. Le second doit toujours s’obstiner à nier. Le premier insiste encore. Le second s’obstine à nier, à refuser l’hypothèse proposée. Une tension s’élève, laissez-la croître. (…) J’attaque:
– Tu es fatigué ?
– Non, je ne suis pas fatigué.

p. 73.

Prenez le temps de recevoir toutes les informations que vous donnent le visage, les yeux, les épaules, tout le corps de l’autre. Que faire de l’émotion que suscite la parole qui vous est adressée ?

p. 105.

On marche de long en large. Au battement des mains, on se retrouve à nouveau par deux: exercice du Tu es ceci/Non je ne suis pas cela en essayant de monter, de faire croître le rapport.

p. 237.

Sans pause, on passe à la répétition elle-même. [Thomas Ostermeier] cherche à effacer la limite entre l’exercice et le travail des scènes.

p. 75.

Le storytelling

Thomas Ostermeier demande si un acteur connaît une histoire similaire à la situation de la pièce sur laquelle ils travaillent. Si c’est le cas, il demande à l’acteur de raconter cette histoire, puis à d’autres de la jouer. (p. 87 s.)

Thomas fait observer que [durant l’exercice de storytelling] il n’y a eu aucun excès. La parole est restée mesurée quoique tendue. La psychologie c’est le contraire de la théâtralisation des émotions. La réalité s’exprime sur un mode moins émotionnel.

p. 88.

I-RAS

I-RAS ! En cercle, on construit un rythme en deux temps, marqué et proféré par les deux syllabes du mot russe iras. L’exercice est inspiré de la biomécanique, méthode de travail physique mise au point par le metteur en scène russe Meyerhold (1874-1940) dans les années 1920. Premier temps, I: flexion des genoux; deuxième temps, RAS: poussée des genoux, redressement du corps. (…) Thomas marche lentement à l’extérieur du cercle, une gerbe de bâtons dans les mains. Il en donne un à Christophe qui, sur le I, descend en le tenant vertical, et sur le RAS l’envoie souplement sur sa gauche, incurvant la trajectoire du bâton, afin que Stéphane ait le temps de le recevoir sur le prochain I, sans avoir à le chercher ou à le guetter, Stéphane qui, sur le RAS, l’envoie à son tour vers Anna (…), etc. Pas d’accélération, pas de décélération. Nous sommes une horde régulière, un seul souffle, un coeur vaste et lourd. Thomas introduit peu à peu tous les bâtons dans le cercle selon le même principe. (…) Rythme établi, nous devons faire silence. I-RAS intérieur. Tandis que nous suivons la cadence – I-RAS, I-RAS continuant en nous-même, sous la peau -, nous devons lancer les répliques d’une scène.

p. 103 s.

Des indications de jeu

La dominante du personnage

Comme jadis Piotr Fomenko, Thomas me donne la dominante du personnage, la note qui en est la clef. Fomenko se tournait vers chacun de nous, nous fixait, avec une tendre emphase. A chacun, il divulguait le secret de son personnage, le remettait entre ses mains comme une chose que l’acteur aurait aussi à protéger, à garder pour soi. La dominante se fait sentir mais ne se voit pas, ne se joue pas. C’est une émanation dont le spectateur reçoit l’effluve et non pas la raison.

p. 47.

Notre première intuition d’un rôle est souvent fausse: une fantaisie dans laquelle nous émettons désir vague, proposons un petit numéro qui, au mieux, signale notre singularité. (…) Elle est la plupart du temps à côté de la plaque. En cherchant la dominante, Thomas déjoue naturellement, sans le frustrer, l’entrée de l’acteur dans son personnage, écarte d’un geste souple ses arabesques, lui ouvre un nouvel horizon. Le travail commence.

p. 57.

Jouer la situation

C’est la pensée gisant en chaque réplique et dans le mouvement que nous devons réveiller. C’est l’essence du jeu réaliste, au meilleur sens du terme. Qui jouez-vous ? Que dites-vous ? Quelle est la situation ? Comment la faites-vous avancer ?

p. 213.

La convention l’emporte au final, bien sûr, il faut parler plus fort, ne jamais oublier que nous jouons cette histoire pour ceux qui sont là ce soir. Mais elle ne doit jamais être une fatalité. Ca ne doit pas nous enfermer, nous déterminer. La situation, l’histoire, les caractères, les sentiments contradictoires, sont à défendre désespérément, entre nous, jusqu’au bout, dans l’incertitude, l’écoute, le jeu, l’échange des regards, des mots, des actes. Qui sommes-nous ? Qu’avons-nous vu ? Que se passe-t-il ? (…) Ne sachez jamais ce qui va se passer dans la seconde qui va suivre.

p. 236 s.

A propos du jeu « naturel »

Naturellement j’ai tendance à ne pas timbrer ma voix, afin de ne pas m’exposer. C’est un réflexe du jeu cinématographique: effet de la croyance que moins on parle haut, plus on est juste et sensible. Mieux vaut paraître fade ou éteint que sonner bizarrement, surtout quand on n’a pas encore travaillé le texte.

p. 22.

Je me suis rappelé un vieux précepte appris de Jean-Pierre Vincent, venu, je crois, du théâtre allemand: ne jamais dire un texte exprimant un état heureux ou mélancolique (pleurs, colère, joie, espoir) en jouant en même temps cet état. Avant ou après, seulement. La parole dit les sentiments. Elle ne les exprime pas. Coeur chaud, parole froide, disait Klaus Michael Grüber.

p. 79.

Je reconnais la tendance de jeu actuelle à l’assurance et à la perfection de son naturel, à la retenue de son volume sonore et à la souplesse affirmée – au relâchement, diraient nos anciens – de la diction, de la prononciation: élisions multiples, refus des liaisons presque en toute circonstances, répugnance au legato et à la valorisation de la synthaxe. (Ce type de diction s’entendait presque systématiquement des années cinquante à quatre-vingt, même au cinéma.)

p. 136 s.

Quels sont les traits distinctifs de ce style ? (…) Le ton adopté – ou la tonalité -, la distance et le sang-froid, perceptibles dans la voix et l’articulation, maintiennent la situation dans un climat lucide, précis, presque tranquille, quels que soient son genre, sa fantaisie ou son invraisemblance. Les comédiens entrent en scène le plus simplement possible, évitent l’éclat, le fracas, le coup de théâtre. (…) Ils ne précipitent ni ne forcent jamais le débit ou l’énergie; donnent l’impression d’être particulièrement libres, économes; se réservent pour monter en puissance, ne jouent jamais à fond. Leur jeu ne déclare aucun genre d’appartenance, ne s’affirme ni comique ni tragique: il évolue selon la situation elle-même, la sinuosité du texte, de sorte qu’il va doucement vers la fantaisie, la folie ou le drame, sans les avoir présupposés, sans avoir annoncé la couleur. Les répliques n’arrêtent pas le cours de l’action, ne sont pas proférées en blocs sonores, puissants et expressifs, ne sont pas spectaculaires en elles-mêmes. On ne montre pas les mots. Les acteurs savent parfaitement doser le volume.

p. 138.

Réalité et fiction

Thomas (…) ne fait pas un théâtre documentaire (…). S’il ne cesse de dire que la base, c’est l’expérimentation de la réalité, il met en scène une comédie de Shakespeare. N’est-ce pas la fiction qu’il veut faire éprouver avec la force du réel ? Donner à l’illusion poétique une évidence quasi matérielle ? Leurrer supérieurement revient-il à dévoiler le monde tel qu’il est ?

p. 145 s.

Avant le spectacle

Nous retournons à nos loges. Nous entrons les uns et les autres dans le noir corridor, nos filières respectives, l’enchaînement des actions rituelles, préparatoires au spectacle, qui vont, par degrés successifs, conduire chacun de nous au plein feu de la scène, en son lieu et en son moment exact.

p. 223 s.

Dans ce vaste hôtel qu’est aussi la Comédie-Française, à ces heures où les acteurs se préparent dans leur loge – leur chambre – , les couloirs deviennent silencieux, parcourus par les habilleurs et les habilleuses qui, sans bruit, viennent toquer doucement aux portes, apportant un costume, une paire de chaussures. La solitude est plus grande alors que dans n’importe quel théâtre. On peut se faire oublier, n’apparaître que pour jouer. Je suis alors à égale et lointaine distance de tout: mon foyer, la scène, les autres, la vie même, maintenue à la lisière.

p. 231.

Le silence est traversé de minuscules froissements de vêtements, de déplacements de pieds et de jambes, de mains qui cherchent encore ou achèvent de ranger divers fourbis dans les sacs et les poches. C’est le silence du public en train de faire silence, d’arriver au vrai silence de la représentation commencés.

p. 233.

Du rapport aux autres

Autrefois, il fallait m’embarquer, me forcer. Jamais je n’étais l’initiateur, le chef de soirée, le chauffeur d’ambiance. Je me laissais faire bien volontiers, je suivais le mouvement et j’allais ainsi de fête en fête, prenant plaisir à la dérive, attendant toutefois le moment de choisir la tangente, de couper court et de rentrer chez moi. L’amour, la drague, ou la simple amitié, me tenaient éveillé, joyeux, fantaisiste, quoique timide, mais jusqu’à un certain point seulement. La plupart du temps, je m’arrêtais avant la bascule. Après avoir ri, blagué, bavardé, tenu de grands discours de principes, soutenu des opinions hardies, la fatigue, l’ennui, ou le simple désir de rompre, de faire autre chose, m’emportaient vers la grisaille et le mutisme. Je sombrais aussi parce que je ne savais pas exactement ce qui me retirait ainsi du jeu: faiblesse d’énergie ? mesquinerie de mon caractère à qui l’excès faisait peur ? manque à vivre ? Tandis que je m’éteignais et prenais la tangente, les autres, malgré le soleil bien levé, continuaient la vadrouille.

p. 239.

En apprenant cet après-midi la virée nocturne de mes camarades, j’ai l’impression d’avoir manqué à mon devoir, à l’expérience ultime, au spectacle lui-même, à son sens et à son panache.

p. 240.

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