Stanislavski, Katie Mitchell, Ant Hampton: scripts pour spectacles à distance

THEATRE


1929 ou 2021: le spectacle à distance ne date pas d’aujourd’hui. Incapacité de voyager, engagement écologique ou geste artistique: les raisons d’y recourir sont nombreuses. Répétitions par vidéo-conférence, recréation locale, script de mise en scène ou de jeu: les formes imaginables sont multiples. Petit tour d’horizon inspiré par l’actualité du Théâtre Vidy-Lausanne en ce début de saison 21/22.

Constantin Stanislavski et Katie Mitchell: deux noms qu’il n’est pas rare de voir associés. On sait en effet combien le système développé par le pédagogue russe a nourri l’approche de la metteuse en scène britannique. Celle-ci le revendique d’ailleurs elle-même. Dans son ouvrage « The Director’s Craft – A Handbook for the Theatre » (L’art du metteur en scène – un manuel pour le théâtre), elle écrit:

Most of the tools described in this book come from Konstantin Stanislavsky’s teachings, mediated by a secondary interpreter, and then test-run in my own work.

Katie Mitchell

Mais Stanislavski et Katie Mitchell partagent également un autre point commun, moins connu celui-ci: ils ont tous deux mis en scène des spectacles à distance.

Et ils ne sont pas les seuls.

1929-1930, Nice – Moscou: Constantin Stanislavski

Le 29 octobre 1928, Stanislavski est pris d’un malaise sur la scène du Théâtre d’art de Moscou, en pleine représentation des Trois soeurs de Tchékhov. Il tombe gravement malade. Son médecin lui recommande de partir se soigner à Nice. Au printemps 1929, Stanislavski quitte la Russie pour la France.

Depuis l’étranger, il continue néanmoins de suivre la vie de son théâtre moscovite. Il va même mettre en scène – à distance – une production d’Othello de Shakespeare. Pour diriger le travail des protagonistes du Théâtre d’art de Moscou – acteurs, décorateurs, metteurs en scène -, il leur fait parvenir toute une série de notes contenant ses instructions.

Bien que Stanislavski ne destinait pas ces notes à la publication, elles seront finalement rassemblées et éditées en un ouvrage. En France, il paraît aux Editions du Seuil dans la Collection « mises en scène ».

Othello Stanislavski cahier de mise en scène

On peut y lire ce passage, dans lequel Stanislavski décrit la situation particulière dans laquelle il se retrouve:

Je prépare cette mise en scène loin du lieu où se déroule le travail, sans savoir préalablement quels acteurs joueront la pièce et par conséquent, sans rien connaître de leur manière d’aborder et d’interpréter les rôles; sans avoir étudié leurs aptitudes et possibilités; sans avoir analysé les décors et leur disposition sur le plateau; (…). Et pourtant, tout cela il faut l’avoir fait avant de se mettre à une mise en scène.

Mais cette fois, les circonstances m’obligent à renoncer à la méthode correcte et à aborder le travail en désaccord avec tout ce que je préconise moi-même dans mon système. C’est que je suis retenu loin du théâtre.

Constantin Stanislavski

Pour pallier cette absence physique, Stanislavski met par écrit toutes les indications dont son équipe a besoin pour réaliser la mise en scène qu’il imagine: analyse dramaturgique de la pièce, plans de la scénographie et des changements de décor, recommandations de distribution, indications sur la psychologie des personnages, les mouvements des acteurs, leur diction, … Un script complet de production.

2021, Londres – Lausanne: Katie Mitchell

En 2021, Katie Mitchell met elle aussi en scène un spectacle à distance: elle dirige une production au Théâtre Vidy-Lausanne depuis son domicile londonien.

Contrairement à Stanislavski, ce n’est pas des raisons de santé qui l’empêchent de se déplacer à Lausanne, mais une conviction écologique. Depuis sa collaboration avec le scientifique Stephen Emmott en 2012, elle a décidé de ne plus prendre l’avion. D’ordinaire, c’est en train qu’elle se déplace pour travailler à travers l’Europe. Mais pour cette production, elle propose au Théâtre Vidy-Lausanne d’expérimenter une approche encore plus radicale: elle va renoncer totalement à voyager. C’est donc à distance qu’elle prépare le spectacle et réalise sa mise en scène.

Ma conversation publique avec Katie Mitchell où elle présente cette production expérimentale et sa genèse.

Si les motivations de Katie Mitchell sont autres que celles de Stanislavski, les moyens qu’elle utilise diffèrent également. Ce n’est pas par l’intermédiaire de notes écrites qu’elle communique avec l’équipe lausannoise, mais par vidéo-conférence. La technologie lui permet ce qui était impensable pour Stanislavski, cent ans auparavant: être présente en salle de répétition… depuis son bureau londonien !

Katie Mitchell en répétition à Lausanne depuis Londres
Katie Mitchell en répétitions à Lausanne depuis Londres.

En revanche, elle a recours au même outil que Stanislavski – le script de mise en scène – pour la tournée de son spectacle. Sa création lausannoise va tourner auprès de théâtre partenaires du projet, en Europe et ailleurs. Mais là encore il a été décidé, toujours à titre expérimental, que ni Katie Mitchell, ni l’équipe lausannoise ne voyageraient. Dans ces conditions, comment permettre au spectacle de tourner malgré tout ? En invitant chaque théâtre partenaire à le recréer localement, avec ses propres artistes. Ces interprètes locaux ne seront pas dirigés à distance par Katie Mitchell. C’est un metteur du lieu qui s’en chargera. Et il le fera sur la base d’un script du spectacle, que Katie Mitchell aura rédigé et lui aura envoyé.

2021, Bruxelles – Lausanne: Ant Hampton

En même temps qu’il présente les représentations du spectacle de Katie Mitchell, le Théâtre Vidy-Lausanne accueille le spectacle Two Adults and a Child de l’artiste Ant Hampton.

Comme Stanislavski, comme Katie Mitchell, Ant Hampton utilise l’outil du script. Mais lui ne s’en sert pas comme un outil de répétition – il n’y en a d’ailleurs pas pour son spectacle: le script est ici au coeur de la représentation elle-même.

Chaque soir, le spectacle est joué par trois personnes différentes, deux adultes et un enfant. Trois personnes qui montent sur scène sans avoir répété au préalable. Durant la représentation, ils suivent les indication qui leur sont données en direct: les deux adultes reproduisent les mouvements qu’ils voient projetés sur des écrans vidéo; l’enfant suit les instructions qu’il reçoit à travers un casque audio.

C’est donc un script qui régit le déroulement du spectacle. Un script qui ne revêt pas la forme écrite, mais qui se décline en formats audio et vidéo.

two adults and a child ant hampton
(c) Ant Hampton.

2020-2021, Lausanne, Londres, Berlin, Bruxelles, Shanghai, New York, Nairobi, Bangalore: Ant Hampton & Co

En 2020, la crise sanitaire liée au COVID fait naître une attention toute particulière pour les formes de spectacles à distance. La distance est un effet devenu un élément incontournable du quotidien. Les artistes sont empêchés de voyager, le public est privé d’accès aux salles de spectacles. Pour continuer de créer, de jouer, il faut imaginer d’autres formats. Les initiatives se multiplient.

C’est dans ce contexte que l’artiste Ant Hampton lance avec Caroline Barneaud/Théâtre Vidy-Lausanne le projet « Showing Without Going« , qui vise à créer un cataloguer les formats existants de spectacle vivant à distance. Et à stimuler ainsi l’imaginaire, pour élargir le champ des possibles.

Le développement de ce catalogue est mené collectivement: après un appel à contributions international, un groupe de travail est formé. Il est composé d’artistes, de curateurs et de producteurs, basés à Lausanne, Londres, Berlin, Bruxelles, Shanghai, New York, Nairobi ou encore Bangalore. C’est à distance qu’ils se réunissent pour imaginer et rédiger ensemble cette cartographie du spectacle vivant… à distance!

La démarche aboutit au développement d’un site internet interactif, publié en septembre 2021 sous le nom « Showing without going – An Atlas. Liveness – at a distance. Ways of approaching + things to consider« .

Showing without going an atlas
La page d’accueil du site web https://showingwithoutgoing.live/
Vernissage en ligne et présentation de l’Atlas par Ant Hampton et le groupe de travail le 2 septembre 2021 dans le cadre du Zürcher Theater Spektakel.

Cet atlas répertorie tout d’abord des « approches« : des outils possibles pour créer et présenter des spectacles à distance. On y retrouve le script de Stanislavski, les répétitions par vidéoconférence et la recréation locale de Katie Mitchell, la performance sans répétition sur la base d’instructions d’Ant Hampton. Mais bien d’autres encore, comme la réalité virtuelle, la visite guidée, l’appel téléphonique, l’animatronique, …

L’atlas liste ensuite des « considérations« : des questions, des réflexions, des convictions, d’ordre artistique, politique ou social, qui entourent la problématique du spectacle à distance. L’incapacité à se déplacer de Stanislavski, les motivations environnementales de Katie Mitchell. Mais aussi, les implications pour le personnel des théâtres, la question du local, celle du contrôle de l’artiste sur son oeuvre, …

L’atlas recense enfin des « connexions« : des combinaisons d’une ou plusieurs approches avec une ou plusieurs considérations. Chaque connexion peut décrire ou permettre d’imaginer une oeuvre artistique singulière. Chaque oeuvre artistique singulière peut être décrite par une connexion. Les connexions possibles, tout comme les oeuvres, sont infinies. L’atlas en liste un certain nombre, mais chaque visiteur est invité à créer et partager les siennes.

Des connexions.

Un mot qui semble tout indiqué dans le cadre d’une cartographie du spectacle vivant. La connexion n’en est-elle pas une dimension essentielle ? Connexion entre des personnes – artistes, public. Connexion entre des idées. Connexion entre des cultures.

Katie Mitchell semble être de cet avis. Lors d’une discussion de préparation de son spectacle, elle déclare:

If you’d say to me what is most to be protected in theatre from, I wouldn’t necessarily say the live experience. I would say that it’s a human connection of some sort.

Katie Mitchell

Une connexion. Même à distance.

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