Antigone (Jean Anouilh)
LITTERATURE
« Elle sent qu’elle s’éloigne à une vitesse vertigineuse de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce soir. »
Le texte d’aujourd’hui ressemble beaucoup à Rhinocéros de Ionesco: il s’agit aussi d’une pièce de théâtre qui parle de résistance.
Le début de la pièce où le Prologue présente les personnages de l’histoire.
Jean Anouilh, Antigone, La Table Ronde 1946, p. 9-10.
Nous sommes à la fin de l’année 1943, à Paris, sous l’occupation. Vingt-trois membres d’un groupe de résistance communiste viennent d’être arrêtés. Des affiches rouges sont placardées massivement dans toute la ville. Sur ces affiches, les photos de dix résistants du groupe, accompagnées de la phrase – « Des libérateurs ? La Libération par l’armée du crime ! »
Ces affiches sont l’oeuvre du service de propagande de l’Allemagne en France. Et ce sont elles qui inspirent à Jean Anouilh l’écriture d’Antigone.
L’Antigone de Sophocle, lue et relue et que je connaissais par coeur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l’ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre.
Jean Anouilh
L’Antigone de Sophocle ? Voici en quelques mots l’histoire de cette tragédie, écrite au Ve siècle avant J.-C: Antigone est la fille d’Oedipe, roi de Thèbes. A la mort d’Oedipe, les deux fils de celui-ci, Polynice et Etéocle se disputent le trône. Ils finissent par s’entretuer. C’est Créon, beau-frère d’Oedipe, qui accède alors au pouvoir. Il fait organiser de grandes funérailles pour Polynice et le célèbre comme un héros. Il refuse en revanche toute sépulture à Polynice, considéré comme un traître à sa patrie. Et proclame que toute personne qui essaiera de lui rendre les devoirs funèbres se verra condamnée à mort. Antigone ne peut se résoudre à laisser le corps de son frère dévoré par les vautours. Elle tente de l’enterrer. Elle est arrêtée, et Créon, son oncle, la condamne à mort.
Le 4 février 1944, Jean Anouilh présente sa réécriture de cette histoire au Théâtre de l’Atelier.
Quelques jours plus tard, les résistants de l’affiche rouge sont condamnés à mort et exécutés.
Soixante ans plus tard, je découvre la pièce d’Anouilh.
Comme Rhinocéros, c’est au collège, au cours de français que la rencontre se fait.
Et comme avec Rhinocéros, je suis captivé par cette pièce qui parle de notre monde d’aujourd’hui. Car si Anouilh garde l’univers de la pièce de Sophocle – son histoire, ses personnages – il l’ancre dans un monde résolument moderne. Un monde où Etéocle et Polynice étaient, avant leur mort, deux jeunes hommes qui passaient leur temps à sortir dans les bars, à faire des courses en voiture et à fumer des cigarettes. Où Créon, avant son accession au trône, aimait flâner chez les antiquaires. Ce mélange entre mythologie ancienne et réalité contemporaine est saisissant. Il fait apparaître les personnages à la fois comme nos proches semblables et comme des figures mythiques. Il les fait se débattre en permanence entre leur libre arbitre de personnes modernes et le poids de la fatalité attaché à leur nom. Personnes en chair et en os autant que marionnettes forcées d’accomplir leur destinée.
LE PROLOGUE: [Antigone] pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout…
Comme Rhinocéros, la pièce met en scène l’acte de résistance. Antigone ressemble un peu Bérenger, le héros de Ionesco. Tous deux sont des personnages que rien ne prédestine à devenir des héros, qui ne semblent pas en avoir l’étoffe. Tous deux paraissent mus par une force plus grande qu’eux, qui les dépasse: ils ont la conviction qu’ils doivent agir comme ils le font, mais sans arriver à la comprendre ou à l’expliquer.
La comparaison s’arrête là car leur façon de résister est en revanche différente. Bérenger est presque un résistant malgré lui, par omission. C’est parce qu’il n’éprouve pas le désir de se transformer en rhinocéros, comme ses concitoyens, qu’il ne suit pas leur mouvement et finit par rester seul être humain de la ville. En cherchant à enterrer son frère, Antigone pose au contraire un acte de résistance active. Un acte qui viole la loi en vigueur, mais qui lui paraît juste. Comme ces vingt-trois résistants qui ont inspiré Anouilh.
Dans sa pièce, Anouilh montre de manière très concrète ce qu’implique de poser un tel acte de résistance. Quelque chose que nous avons souvent tendance à oublier, me semble-t-il. Pensons aux célèbres résistants de l’Histoire, que ce soit ceux de la deuxième guerre mondiale, Ghandi, Nelson Mandela ou encore Rosa Parks. Nous les voyons comme des héros. Ils incarnent la lumière de la raison face aux ténèbres de l’injustice, de la barbarie. Ils ont posé des actes dont la justesse paraît évidente. Tellement qu’il nous paraît même inconcevable qu’on ait pu agir autrement qu’ils ne l’ont fait.
Mais tout cela, c’est avec notre recul d’aujourd’hui que nous le percevons. Une fois que le temps a passé. Et qu’il a fini par donner raison à ces résistants.
Imaginons maintenant que nous nous trouvions, non pas aujourd’hui, mais au moment et à l’endroit où ces résistants se trouvaient lorsqu’ils ont élevé leur voix pour dire non. Porterions-nous sur eux le même regard ? Verrions-nous déjà en eux des héros ?
Ce n’est pas sûr.
Et imaginons maintenant que nous soyons alors à la place de ces résistants. Est-ce que le choix de résister nous apparaîtrait comme simple et évident ?
Ce n’est pas sûr non plus.
Résister n’implique-t-il pas d’accepter de subir l’opprobre et la condamnation de la société, d’être traité en ennemi ? De faire face aux pressions de cette société, à ses propres doutes, pour n’écouter que la petite voix de sa conviction intérieure ? D’être prêt, pour cette conviction, à renoncer à son bonheur, à sa vie – une vie qui est là et qui n’attend que d’être vécue ? D’agir sans savoir si ce sacrifice sera reconnu un jour, ni à qui l’Histoire donnera raison ? De mourir sans le savoir ?
Le choix de résister est loin d’être facile et anodin, et Anouilh le montre de façon poignante. Son Antigone est bien loin de la fanatique pleine d’aplomb, que ses actes pourraient laisser deviner. Elle est au contraire fragile et vulnérable. Elle est en proie au doute.
ANTIGONE (à Créon): Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites ce que vous avez à faire. Mais si vous êtes humain, faites-le vite. Voilà tout ce que je vous demande. Je n’aurai pas du courage éternellement, c’est vrai.
Les doutes d’Antigone sont d’autant plus fort que Créon n’a aucune envie de la faire mourir. Après son arrestation, il a une longue conversation avec elle (qui constitue d’ailleurs l’essentiel de la pièce). Il lui fait des propositions pour étouffer l’affaire et la sauver. Par tous les moyens, il essaie de la raisonner.
Antigone hésite, se laisse presque convaincre par les pressions et les arguments de son oncle. Mais elle finit par refuser. Créon n’a alors d’autre choix que de la faire mourir.
Peu avant son exécution, Antigone dicte à son geôlier une lettre pour son fiancé. Elle lui fait écrire:
« Et Créon avait raison, c’est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. »
En relisant Antigone ces derniers jours, j’ai pensé à Sophie Scholl, cette résistante allemande. C’est en 2002 que j’entends parler d’elle pour la première fois, alors que j’effectue un séjour linguistique en Allemagne. Je suis bouleversé par l’histoire de cette jeune fille, à peine plus âgée que je ne le suis alors. En 1942, à Munich, Sophie Scholl fonde avec son frère et des amis le mouvement de La Rose blanche (Die Weisse Rose): ensemble, ils impriment et diffusent des tracts pour informer la population sur la réalité de la guerre et du régime nazi. Sophie, son frère et un ami sont arrêtés en février 1943, lors d’une distribution de tracts dans leur université. Ils sont condamnés à mort et guillotinés cinq jours plus tard.
Aujourd’hui, Sophie Scholl est une héroïne en Allemagne. De nombreuses écoles allemandes portent son nom, qui restera dans la postérité. Mais elle est morte en ennemie de sa patrie. Et à seulement 21 ans. Elle avait l’âge d’Antigone. N’a-t-elle pas, avant de mourir, été en proie aux mêmes doutes et questionnements que l’héroïne d’Anouilh ?
Des doutes qui n’empêchent pas celle-ci de lancer à Créon:
Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !
Des doutes qui n’empêchent pas Sophie Scholl, depuis le banc des accusés, de lancer à son juge:
Bientôt vous serez là où nous sommes aujourd’hui.
Bouleversante Sophie Scholl. Bouleversante Antigone.