Rhinocéros (Ionesco)

Ionesco Rhinocéros

LITTERATURE


« Pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J’aime les changements. »

Calendrier de l'Avent 13 décembre

Cet article est la treizième fenêtre de mon calendrier de l’Avent littéraire. Chaque jour du 1er au 25 décembre 2021, je partage avec vous un livre qui m’est cher: je vous en lis un de mes passages préférés et vous raconte en quelques mots l’histoire de ce livre et mon histoire avec lui.

Après la nouvelle et le roman, c’est une autre forme de texte qui fait son entrée aujourd’hui dans ce calendrier: le théâtre.

Un extrait de la dernière scène du livre: Bérenger reste le dernier habitant de la ville qui n’est pas devenu rhinocéros.

Ionesco, Rhinocéros, Gallimard 1959, p. 243-244.

Comme Ma mère de Grace Paley, c’est à l’école que j’ai rencontré Rhinocéros d’Eugène Ionesco. Jusque-là, le théâtre que nous avions étudié en cours de littérature – Molière, Marivaux, Beaumarchais – semblait toujours cantonné à un passé révolu. Il mettait en scène un univers de maîtres, de valets et d’intrigants, qui paraissait n’avoir n’autre préoccupation que le mariage. Un univers divertissant, mais bien éloigné du nôtre.

Rhinocéros vient balayer tout cela. Ecrite en 1959, la pièce se passe dans le monde d’aujourd’hui. Elle parle du monde d’aujourd’hui. Et elle me parle immédiatement.

L’intrigue est la suivante: par un beau dimanche, des rhinocéros en liberté débarquent soudainement dans une petite ville de province. Ils sèment la pagaille et provoquent l’incrédulité et la peur des habitants. Mais bientôt, certains des habitants commencent à leur tour à se transformer en rhinocéros et viennent grossir les rangs de ces derniers. C’est peu à peu une véritable « rhinocérite » qui se répand dans la ville jusqu’à ce que tous ses habitants finissent par être devenus rhinocéros.

On a l’habitude de dire que le théâtre de Ionesco, et cette pièce en particulier, relève du théâtre de l’absurde. Il est certes absurde que des rhinocéros déboulent dans une ville et entraînent la transformation de ses habitants. Tellement absurde qu’on se rend vite compte que ce n’est pas véritablement de rhinocéros dont il est question ici. On comprend que la « rhinocérite » n’est qu’une métaphore. Notre professeur de français nous enseigne qu’elle est une allégorie du totalitarisme. Ionesco montre en effet les mécanismes par lesquels une pensée, un régime totalitaire parvient à s’imposer au sein d’une société. Et dans la mise en scène de ces mécanismes, on ne saurait plus du tout parler de théâtre de l’absurde. Tout ne paraît, hélas, que trop juste et réaliste. Si absurde il y a, c’est notre réalité qui l’est. C’est édifiant. C’est glaçant.

Dans la pièce, la métamorphose en rhinocéros ne survient que de manière volontaire et Ionesco montre comment cette transformation parvient à séduire toute la société. Tous les habitants finissent en effet par céder à l’appel du rhinocéros, du patron (M. Papillon) à l’employé syndicaliste (Botard), du moralisateur conformiste (Jean) au philosophe (le logicien). Tous, même ceux qui au début de la pièce se montraient les plus virulents opposants des rhinocéros. Tous, sauf un: Bérenger, qui refuse la transformation, et reste ainsi seul être humain dans la ville. La pièce se termine par ces mots:

BERENGER: Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas.

L’entrée en scène de Bérenger, au début de la pièce, est pourtant très loin de nous donner l’image qu’on peut attendre d’un héros. Ionesco le montre faible, confus, en proie au doute et au mal-être, incapable de résister à l’appel de la boisson. Et pourtant, c’est lui que Ionesco choisit pour incarner la figure du résistant. Celui que la transformation en rhinocéros bouleverse et qui est incapable de s’en accommoder, comme le font tous ses concitoyens. Celui qui éprouve une peur panique à l’idée que cette transformation puisse le gagner lui aussi. Celui qui a, au plus profond de lui-même, l’intuition que cette transformation est foncièrement mauvaise, même s’il ne parvient pas à l’expliquer et avoir raison des arguments que lui opposent tous les rhinocéros en puissance qui l’entourent. Celui qui, malgré eux, malgré ses propres doutes, finira par rester seul à défendre l’idée d’un humanisme et d’une conscience morale.

BERENGER: Mais je sens, moi, que vous êtes dans votre tort. (…) Je le sens intuitivement. Intuitivement, ça veut dire: … comme ça, na ! Je sens, comme ça, que votre tolérance excessive, votre généreuse indulgence… en réalité, croyez-moi, c’est de la faiblesse… de l’aveuglement.

Ionesco avait sans doute à l’esprit les pensées totalitaires de son époque – le nazime, le stalinisme. Les mécanismes sociaux qu’il dépeint, par lesquels la pensée individuelle est peu peu remplacée par une pensée unique, semblent cependant pouvoir s’appliquer à la diffusion de toute idéologie. Des mécanismes que Ionesco n’est d’ailleurs pas le seul à représenter.

Je pense par exemple à une autre pièce de théâtre, écrite quelques années avant Rhinocéros: La visite de la veille dame de Friedrich Dürrenmatt, dans laquelle la milliardaire Claire Zachanassian revient à Güllen, son village natal, maintenant au bord de la ruine. Elle promet à ses habitants de leur donner un milliard si Alfred Ill, son amour de jeunesse, meurt. D’abord horrifiés par la proposition, les villageois finiront par le mettre à mort.

Je pense aussi à la fameuse citation, qu’on attribue habituellement au philosophe Arthur Schopenhauer (mais à tort semble-t-il):

Toute vérité franchit trois étapes. D’abordelle estridiculisée. Ensuiteelle subit une forte opposition. Puiselle est considérée comme ayant toujours été une évidence.

J’ai découvert Rhinocéros quand j’avais dix-huit ans. La pièce m’est revenue en mémoire récemment. Nous étions au printemps 2020, au début de l’épisode pandémique. A plusieurs reprises, je quitte mon refuge de confinement à la montagne pour de brèves visites à Lausanne. Je retrouve alors une ville totalement désertée. De ces rues habituellement si animées mais soudain si étrangement vides se dégage une atmosphère de fin du monde. Je croise seulement quelques personnes de loin en loin, la plupart le visage caché derrière masque. Nous sommes encore avant que le gouvernement ne recommande ou n’impose son port. Avant qu’il ne devienne un élément banal et incontournable de notre quotidien. Avant que sa présence ne cesse de nous surprendre et d’être associée à une catastrophe. Je regarde errer dans les rues ces figures solitaires, présences fantomatiques et apocalyptiques. Et l’image me vient à l’esprit des rhinocéros de Ionesco sillonnant la ville.

En relisant Rhinocéros, j’ai d’ailleurs été amusé de découvrir quelques répliques qu’on pourrait croire sorties tout droit de notre actualité de ces derniers temps.

Les inlassables décomptes de cas:

DAISY: On signale [des rhinocéros] un peu partout dans la ville. Ce matin, il y en avait sept, maintenant il y en a dix-sept.

La razzia dans les magasins à l’annonce du confinement:

DAISY: Vous savez, j’ai eu du mal à trouver de quoi manger. Les magasins sont ravagés: ils dévorent tout.

Les employeurs et les joies du télétravail:

MONSIEUR PAPILLON: Monsieur Bérenger, je vous attire l’attention que nous ne sommes pas en vacances, et qu’on reprendra le travail dès que possible.

Les débats sur la médecine et la science:

BERENGER: Vous avez tort de ne pas croire à la médecine.

JEAN: Les médecins inventent des maladies qui n’existent pas.

BERENGER: Peut-être les inventent-ils. Mais ils guérissent les maladies qu’ils inventent.

La crainte de la contagion:

BERENGER: Justement, j’ai peur de la contagion.

L’incertaine immunité:

BERENGER: Je me demande si je suis bien immunisé.

La gestion mondiale de la crise:

BERENGER: Je crois à la solidarité internationale…


Les parallèles sont amusants.

Ils interrogent aussi.

Ionesco aurait-il encore quelque chose à nous dire sur l’époque que nous vivons ?

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