By heart (Tiago Rodrigues)
THEATRE
« Si dix personnes connaissent un poème par coeur, le KGB, la CIA ou la Gestapo ne peuvent rien faire. Ce poème survivra. »
Une autre pièce de théâtre, que tout semble opposer à Angels in America que je vous présentais hier. Et pourtant…
Dans ce passage, Tiago Rodrigues raconte la faveur qui lui a demandée sa grand-mère Candida, quelque temps avant de perdre la vue. Et qui a été le point de départ de l’écriture de ce spectacle.
Tiago Rodrigues, By Heart – Apprendre par coeur, Les Solitaires Intempestifs 2015, p. 31-33. Traduction: Thomas Resendes
On pourrait dire que la pièce de théâtre By heart (Apprendre par coeur) de Tiago Rodrigues est l’antithèse d’Angels in America de Tony Kushner. En apparence du moins.
Angels in America est un spectacle fleuve et tentaculaire de huit heures, qui met en scène près de 30 personnages, de nombreux décors, tantôt imaginaires tantôt réels, et une intrigue complexe entremêlant de multiples fils narratifs.
By heart dure seulement une heure trente.
Sur scène, un seul acteur – l’auteur Tiago Rodrigues lui-même – rejoint par dix spectateurs volontaires.
En guise de tout décor, un tabouret et dix chaises.
Un propos qu’on comprend immédiatement, une intrigue qu’on pourrait résumer ainsi: Tiago Rodrigues invite dix personnes du public à le rejoindre sur scène et à apprendre par coeur ensemble le sonnet 30 de William Shakespeare.
Mais derrière cette apparente simplicité, il y a un spectacle qui n’est pas moins riche ni puissant qu’Angels in America. Et qui compte également parmi mes souvenirs de théâtre les plus marquants.
Je découvre le spectacle au mois de mai 2019 au Théâtre Vidy-Lausanne. Il me plaît dès les premières secondes. Tiago Rodrigues et ses mots sont justes, intelligents et drôles. Un coup de foudre théâtral en quelque sorte, comme j’ai pu en avoir lorsque j’ai vu pour la première fois Daria Deflorian sur cette même scène. Ou lorsque j’ai lu les premières pages de Chronique d’hiver de Paul Auster.
Bonsoir. Merci d’être là. Comme vous voyez, il y a des chaises vides sur la scène. Je voudrais que dix spectateurs prennent place sur ces chaises. Avant que vous acceptiez mon invitation avec enthousiasme, je voudrais vous dire que ces dix spectateurs vont apprendre un texte par coeur. Un texte court, pas trop difficile, pas trop simple non plus. C’est un texte possible. Ces dix spectateurs n’auront pas à jouer la comédie. Ils n’auront rien à faire de particulier. Tout sera calme et normal. Moi aussi, je suis allergique au théâtre interactif. Je ne vais pas manipuler ces dix personnes et si je le fais, je le ferai doucement.
Il ne faut guère attendre pour que les dix chaises trouvent leurs occupants. Devant le reste du public, Tiago commence à leur faire apprendre par coeur les quatorze vers qui constituent le sonnet 30 de Shakespeare. Un sonnet qui parle précisément de souvenir, de mémoire. Entre l’apprentissage de deux vers, Tiago raconte des histoires.
Par exemple, celle de sa grand-mère, Candida, qui sur le point de devenir aveugle, lui a demandé de choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par coeur avant de perdre la vue.
Un livre qu’elle pourra lire mentalement quand les yeux lui manqueront.
L’histoire ensuite de Boris Pasternak, au congrès des écrivains soviétiques de 1937. Son arrestation par la police stalinienne semble imminente. Au troisième jour du congrès, il se lève, monte sur scène et lance : « numéro 30 ». Les deux mille personnes de l’assemblée se lèvent alors et se mettent à réciter d’une voix sa traduction d’un sonnet de Shakespeare. Le 30 précisément.
Cela voulait dire: « Vous ne pouvez pas nous toucher, (…) vous ne pouvez pas détruire Shakespeare, vous ne pouvez pas détruire le fait que nous sachions par coeur ce que Pasternak nous a donné.
L’histoire aussi de cette vieille dame, dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, qui possède des livres interdits par le régime. Lorsque les pompiers chargés de mettre le feu aux livres illégaux débarquent chez elle, elle refuse de les abandonner, et brûle avec eux. Non sans avoir lancé au préalable aux pompiers les mots exacts qu’un certain Hugh Latimer aurait dits quelques siècles plus tôt sur le bûcher à son co-condamné, avant qu’ils ne périssent tous deux pour hérésie:
Aujourd’hui, à la grâce de Dieu, nous allons allumer en Angleterre un flambeau qui, j’en suis sûre, jamais ne s’éteindra.
L’histoire encore de Nadejda Mandelstam, veuve du poète russe Ossip Mandelstam, mort dans un camp de correction et dont les livres ont été confisqués par le régime. Elle entreprend alors d’enseigner chaque poème de son défunt mari à dix personnes, qu’elle charge ensuite d’apprendre à leur tour à dix autres personnes.
Ces poèmes étaient sauvés. Cela me semble la forme de publication la plus profonde qui puisse être. La publication de l’âme humaine.
Ou enfin, toujours dans Fahrenheit 451, l’histoire de ce groupe de résistants. Des hommes et des femmes qui apprennent par coeur les livres interdits, afin d’être capables de les réciter le jour où ils pourront à nouveau être imprimés.
Les histoires s’enchaînent, s’appelant et se répondant, au gré de la quête de Tiago Rodrigues pour répondre à la demande de Candida. Au gré de sa mémoire. Quant à celle des dix spectateurs volontaires, elle continue d’être intensivement sollicitée par l’apprentissage des vers de Shakespeare.
Au bout de ces histoires, au bout de l’heure et demi de spectacle, les spectateurs sur scène, et avec eux ceux assis dans la salle, auront appris par coeur le sonnet 30. Et ils auront compris toute la beauté, la portée et la nécessité de cet acte de résistance qu’ils viennent d’accomplir ensemble.
Et le jour où tous les sonnets de Shakespeare auront été brûlés, détruits, effacés même d’Internet, ce théâtre peut appeler ces dix personnes et au moins le sonnet 30 sera sauvé…
Le texte de ce fameux sonnet 30 de Shakespeare:
Quand je fais comparoir les images passées
Traduit par Charles-Marie Garnier.
Au tribunal muet des songes recueillis,
Je soupire au défaut des défuntes pensées,
Pleurant de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis.
Des larmes oublieux, mon oeil alors se noie
Pour les amis celés dans la nuit de la mort,
Rouvre le deuil de l’amour morte et s’apitoie
Au réveil sépulcral des intimes remords.
Je souffre au dur retour des tortures souffertes,
Je compte d’un doigt las, de douleur en douleur,
Le total accablant des blessures rouvertes
Et j’acquitte à nouveau ma dette de malheur.
Mais alors si mon âme, Ami, vers toi se lève
Tout mon or se retrouve et tout mon deuil s’achève.
J’ai vu la pièce hier soir au théâtre de l’archevêché Aix en Provence.Une pure merveille !!un Tiago Rodriguez génial
Merci
Il ne me reste plus qu’à apprendre le sonnet 30…