Ça (Stephen King)
LITTERATURE
« La terreur, qui n’allait cesser qu’au bout de vingt-huit ans (mais a-t-elle vraiment cessé?), s’incarna pour la première fois, à ma connaissance, dans un bateau en papier journal dévalant un caniveau gorgé d’eau de pluie. »
Stephen King, Ça, tome 2, Albin Michel 1988, p. 483.
Ça (It) de Stephen King a été la cause de mes plus grandes terreurs enfantines. Son clown tueur d’enfants a peuplé mes cauchemars et m’a longtemps hanté. Je l’imaginais tapi sous mon lit. Ou caché dans la penderie de mon armoire. Ou surgissant soudain derrière moi alors que je montais à toute vitesse les escaliers du sous-sol, et me saisissant par la cheville pour m’entraîner avec lui dans l’obscurité de la cave.
Pourtant, je n’avais pas lu ce livre. Pas plus que je n’avais vu « Il » est revenu, son adaptation en téléfilm. En revanche, des camarades avaient osé le regarder (ou on avait osé les laisser regarder) et m’avaient décrit par le détail ses scènes les plus terrifiantes. Mon imagination avait fait le reste. J’étais autant fasciné que terrorisé.
A dix-huit ans, mes terreurs clownesques s’étaient calmées. Mais le souvenir en était encore vif. Je me dis que le temps est peut-être venu de l’affronter. De remonter à sa source. De me plonger enfin dans la lecture de Ça. Je mets le livre au programme de mon été.
Ma lecture va me réserver bien des surprises. Ce roman s’avère une oeuvre bien plus vaste, complexe et belle que je n’avais pu l’imaginer.
J’imaginais un petit roman. Il fait plus de mille pages, réparties en deux volumes.
J’imaginais que l’histoire était celle d’un clown qui sème la terreur dans une ville en tuant des enfants. Ce n’est pas forcément faux. Mais c’est un peu comme de dire que Le Petit Prince est l’histoire d’un garçon qui aime les moutons. Cela ne dit rien sur ce qu’est vraiment le livre.
Tout commence en 1957, dans la ville de Derry. Au cours de l’été, sept enfants se rencontrent et finissent par former ce qu’ils vont appeler eux-mêmes le Club des ratés. Quelque chose les unit: tous ont rencontré dernièrement une entité maléfique, qui leur est apparue à chacun sous les traits de leur peur la plus profonde. Un monstre protéiforme qu’ils se mettent, faut de mieux, à désigner comme ça (it). Peu à peu, il leur apparaît que ça est responsable de différents meurtres et disparitions d’enfants dans la ville. Et ils découvrent que ça n’est pas un phénomène nouveau: des événements similaires se sont déjà passés 27 ans plus tôt. Et 27 ans auparavant… Ça semblerait être une entité qui se réveille de manière cyclique dans la ville, avant de retourner à son hibernation. Le Club des ratés cherche un moyen de tuer ça. Après une confrontation avec lui dans les égouts de la ville, ça disparaît. Mais est-il vraiment mort ? Les enfants n’en sont pas sûrs. Aussi font-ils le serment de revenir à Derry, si ça devait réapparaître un jour.
En 1984 – 27 ans plus tard -, d’inquiétants événements se produisent, qui laissent présager que ça serait de retour. Qu’il se serait réveillé. Fidèles à leur promesse, les membres du Club des ratés, maintenant âgés de près de 40 ans, reviennent à Derry. Ensemble ils partent à la recherche de ça, bien décidés cette fois à le faire disparaître pour de bon.
Cette histoire, Stephen King a toutefois le génie de ne pas la dérouler de manière linéaire. Il choisit au contraire de raconter en parallèle les événements de 1957 et 1984, tressant le récit des deux époques, laissant apparaître ponts et parallèles. Entre passé et présent, enfance et âge adulte. (Ni le téléfilm de 1990, ni l’adaptation cinéma de 2017 et 2019, n’ont toutefois conservé ce mode de narration – et sont ainsi, à mon sens, passés totalement à côté du propos du livre).
Je m’imaginais le livre comme une succession d’horreurs. Il parle en fait avant tout de solitude et d’amitié. Du temps qui passe, du passage qui mène l’enfant à l’adulte, et l’adulte à l’enfant. Des peurs qui habitent l’un et l’autre, et dont ça se fait le reflet. D’innocence et de culpabilité. De libre arbitre et de fatalité.
La fiction, c’est la vérité à l’intérieur du mensonge, et la vérité de ce récit est assez simple: la magie existe.
Je voyais en Stephen King un auteur populaire mais sans grande valeur littéraire. N’a-t-il pas lui-même déclaré être « l’équivalent littéraire d’un bic mac et de frites » ? Je découvre en fait un auteur capable de produire un roman captivant, qui offre une exploration passionnante de thèmes qui me sont chers. Un auteur qui possède un talent que je crois n’avoir depuis lors jamais vu égalé pour inventer des personnages, leur donner une vie et nous faire croire à leur existence tant ils paraissent vrais. Un auteur capable aussi bien d’adopter le langage vulgaire de certains de ses personnages que de faire soudain jaillir de sa plume des mots d’une sublime beauté, d’une incroyable poésie. Comme les deux pages dont sont tirées l’extrait que je vous lis. Deux des plus belles pages que j’ai jamais lues.
Quelle étrange et heureuse surprise de découvrir que ce livre, qui a été à l’origine de si grandes peurs d’enfant, est aussi, quelques années plus tard, la source d’un tel bonheur de lecture !
Le cercle se referme, la roue tourne, et c’est tout.